Célèbre médiéviste, Jacques Le Goff est mort le 1er avril 2014 à l'âge de 90 ans. Je garde un souvenir ému d'un entretien que j'ai réalisé avec cet homme brillant et d'une rare modestie, en mai 2004, à l'occasion de l'adoption du traité constitutionnel européen. On était encore loin du débat hystérique qui allait précéder le référendum de mai 2005. Profondément Européen, il évoque dans cet entretien, que je republie ici sur ce blog, la naissance de l'Europe au Moyen Age. Il montre comment s'affirme peu à peu dans cet espace géographique une identité commune.
Le Goff, médiéviste mondialement reconnu, représente une des figures majeures de l'Ecole des annales. Il s'intéressait particulièrement à la dimension humaine de l'Histoire et à l'évolution des sociétés. Ses livres publiés pour la plupart chez Gallimard sont désormais des classiques, ainsi la Civilisation de l'Occident médiéval (1964), l'Imaginaire médiéval (1985), la Naissance du Purgatoire (1982), Saint Louis (1996) ou encore L'Europe est-elle née au Moyen Age ? (2003).
Peut-on parler de «réunification» de l'Europe à propos de l'élargissement de l'Union ?
L'Europe n'a jamais été unie. La chrétienté médiévale, dont on peut penser qu'elle a été une certaine esquisse de l'Europe, ne peut pas y être identifiée. D'autre part, les pays qui entrent dans l'Union européenne sont européens depuis longtemps, au moins depuis le Moyen Age. Leur adhésion à l'Union est la simple reconnaissance de leur qualité européenne.
L'Europe est née à quelle époque ?
Il s'agit d'un terme géographique qui a été introduit dans l'Antiquité par les Grecs. Comme souvent dans la pensée grecque, c'est par le moyen d'un mythe que le terme et ce qu'il désigne sont apparus. Le nom d'«Europe» a été donné à une nymphe enlevée par Zeus, qui en aurait fait sa compagne. L'Europe, avant d'être un continent, c'est d'abord une femme. Cette nymphe, selon les Grecs, est d'origine asiatique et plus particulièrement phénicienne, ce qui montre les liens qui, dès l'origine, unissent l'Europe à l'Asie. L'Europe, c'est l'extrémité du continent eurasiatique.
Quand l'Europe devient-elle autre chose qu'un terme géographique ?
Il faut distinguer entre Europe et Européens. Le plus important, dans la perspective de la construction communautaire, c'est l'émergence et l'utilisation du terme «Européen» parce qu'il indique l'identité d'un groupe de femmes et d'hommes et pas simplement un espace. Le terme apparaît dans une chronique occidentale et chrétienne à propos d'escarmouches qui ont opposé, près de Poitiers, au VIIIe siècle, le chef des Francs, le maire du palais Charles Martel, à une razzia musulmane venue de l'Espagne tout juste conquise. Le terme a donc été placé dans un contexte d'affrontement avec les musulmans, ce qui n'a pas du tout été la réalité la plus profonde de l'Europe médiévale. Le mot «Européen» a été employé au Moyen Age plus fréquemment qu'on ne le dit, notamment à l'époque carolingienne, au IXe et au Xe siècle. Mais il ne s'impose vraiment qu'au XVe siècle lorsqu'il est utilisé spectaculairement par le pape Pie II, un Siennois, dont le nom est Enea Silvio Piccolomini, qui consacre un petit traité à l'Europe. Il est animé d'un nouvel état d'esprit car il pense à l'Europe face aux Turcs, Constantinople ayant été pris en 1453. Et puis, dans la perspective de créer un espace de paix qui apparaît comme un événement ancestral par rapport à ce qui se passe actuellement, le roi hussite de Bohême, Georges Podiébrad, publie un projet d'union de l'Europe tout à fait stupéfiant : il prévoit des institutions communes, leur fonctionnement, la prise de décision à la majorité des «nations». Bref, il esquisse une Constitution pour l'Europe, c'est le précurseur de Valéry Giscard d'Estaing ! L'Europe se précise. Ce terme vient surtout sous la plume des clercs. Mais son emploi le plus fréquent ne peut plus être limité à un sens géographique. Il y a derrière le sentiment d'une certaine identité entre les gens qui peuplent cet espace.
Cette identité commune des Européens s'est-elle forgée grâce au christianisme ?
Le christianisme, c'est davantage un ensemble de pratiques, de croyances, de rites, qu'une idéologie. Certes, le christianisme est essentiel pour la formation de l'Europe, mais pas tellement sous forme d'idéologie ou de religion ; il ne faut pas oublier que le mot de religion n'apparaîtra qu'au XVIIIe siècle. Le sentiment d'une communauté est né du fait que les institutions étaient, dans l'ensemble de l'Europe, très voisines. En particulier le réseau ecclésial, avec ses évêchés, ses archevêchés, etc., structurait l'Europe, du monde scandinave à la Méditerranée. A la tête de cette société, deux hommes. L'un, le pape, a été reconnu par tous les chrétiens, mais il ne faut pas exagérer son importance : au XIVe siècle, il y a eu un schisme et deux voire trois papes ont parfois cohabité... L'autre figure était l'empereur, mais il n'a pas réussi à unifier l'Europe. Le premier échec a été celui de Charlemagne. Contrairement à ce que l'on croit souvent, ce n'est pas le premier Européen car son projet ne l'était pas : il voulait recréer l'Empire romain et constituer un empire franc. Charlemagne avait donc le regard tourné vers le passé tout en voulant construire une Europe dominée par une nation, ce que voudront faire plus tard Charles Quint, Napoléon puis Hitler.
Charlemagne a rompu avec l'Empire romain en organisant son empire au nord de la Méditerranée : l'Europe géographique s'affirme à ce moment-là.
Charlemagne n'en a pas conscience. Il est clair qu'il met définitivement fin à l'Empire romain en faisant basculer le centre de gravité politique et culturel de l'Europe de la Méditerranée, autour de laquelle s'était construit l'Empire romain, vers l'Europe du Nord, où lui-même s'installe, à Aix-la-Chapelle. Mais, plus que dans ce basculement, son apport le plus important se situe dans le domaine culturel. Il a réuni autour de lui un certain nombre de savants qui ont, par exemple, procédé à une révision de la Bible, institué une forme d'écriture qui s'est imposée dans tous les ateliers de manuscrits, la minuscule caroline, et une forme de pensée, une sorte de première scolastique. Mais c'est resté très superficiel. Il faut attendre le XIIe et le XIIIe siècle pour que le mouvement d'alphabétisation se répande, en particulier dans les villes. Dans les écoles, on accepte les filles, et là on peut dire qu'il y a une vague d'européisation plus importante.
L'Europe se construit donc au nord de la Méditerranée mais aussi à l'ouest de l'Empire byzantin, un Empire perçu comme oriental.
Cette scission entre l'Occident et l'Orient est antérieure à la construction de l'Europe et c'est même l'une des conditions nécessaires à son développement. L'événement décisif a été la décision de Constantin de s'installer à Constantinople au IVe siècle. C'est l'une des dates fondatrices de l'Europe.
Il y a en réalité deux Orients, un Orient proche, européen, celui de Byzance, et un Orient lointain.
Cela se décantera un peu plus tard au Moyen Age. L'Empire romain d'Orient, du IVe siècle à l'islam, c'est-à-dire au début du VIIe siècle, va jusqu'à l'Indus. Je pense que l'éloignement historique dans lequel l'Europe orientale a vécu par rapport à l'Europe occidentale est l'un des problèmes de l'unité européenne. Le Moyen Age approfondit davantage la séparation entre la partie latine et grecque de l'Empire romain. Toute la partie orientale de l'Europe qui relève de Byzance et adopte une forme de christianisme assez nettement différente du christianisme latin occidental, c'est en fait un autre monde. Un mélange de mépris et de haine s'est installé entre les Orientaux et les Occidentaux. Ce qui atténue cette séparation, c'est la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 en ce qu'elle marque la fin de l'Empire byzantin et donc d'une puissance chrétienne en Europe de l'Est. Le pape Pie II le sent très bien : il est très partagé entre une peur des Turcs et une certaine joie d'avoir récupéré les Grecs. On peut donc dire que l'unité européenne a été favorisée par la fin de l'Empire byzantin.
L'identité européenne s'est forgée d'abord grâce à ses institutions ?
Un sens communautaire des Européens se forme au Moyen Age. On dit parfois qu'il n'y a pas un sentiment d'Europe mais d'appartenance à la chrétienté. Mais le mot de «chrétienté» ne date que du XIe siècle et n'a jamais remplacé l'Europe. Il y avait une Europe de fait qui s'est constituée petit à petit mais qui ne s'est pas nommée avant le XVe siècle. Il y existait deux formes d'organisation politique à l'intérieur de la chrétienté. D'une part, la cité qui peut se limiter à une ville avec son environnement, ou alors la cité-Etat, comme cela a été le cas en Italie mais aussi en Allemagne. D'autre part, il y a eu l'apparition des royaumes, qui sont la nouveauté de la politique européenne. C'est d'un même mouvement que se constituent au Moyen Age un espace commun européen et une division en royaumes. L'unité et la diversité qui marquent toute l'histoire de l'Europe. L'opposition que beaucoup font actuellement entre les Etats et l'Europe ne tient pas historiquement. Ce sont deux formations qui sont non seulement synchroniques mais vont de pair. L'Europe est, dès sa naissance, une «fédération» de royaumes. Les seuls royaumes qui n'arrivent pas à bien se former, ce sont l'Allemagne et l'Italie. En Allemagne, le mouvement est contrarié par la présence de l'empereur, qui règne sur le Saint Empire romain germanique, et en Italie, à la fois à cause de la présence du pape et de l'importance des cités-Etats. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que l'Allemagne et l'Italie s'unifient. Et là encore, en s'unifiant, en devenant des nations, des Etats, l'Allemagne et l'Italie ont rendu possible l'émergence de l'Europe. Ce n'est pas contre l'Europe que se fait l'émergence des nations .
Mais ces royaumes ont entraîné l'Europe dans des guerres sans fin.
Une des caractéristiques curieuses de l'histoire européenne est la combinaison entre les guerres intestines et la recherche de la paix. Par exemple, cela a été l'une des grandes activités de la papauté au Moyen Age que de chercher à faire régner la paix entre les nations chrétiennes, en particulier entre la France et l'Angleterre. Le système belliqueux européen était autant sinon plus structuré par les trêves et les traités que par les batailles. Il est aussi juste de dire que l'Europe a été pendant seize siècles une région de guerres fratricides que de dire qu'elle a été le lieu d'une recherche permanente d'entente pacifique.
Durant la même période, l'espace dominé par l'Islam n'était pas, lui, en guerre permanente...
Cela tient au fait que l'Islam, comme d'ailleurs l'Inde ou la Chine, a été fasciné par le phénomène impérial, califal en l'occurrence. L'empire inclut l'idée de paix, ce que l'on a appelé durant l'Antiquité la «pax romana». L'Europe, elle, est allergique à l'idée d'empire. Toutes les tentatives d'en constituer un ont échoué. La royauté, qui est liée à l'idée de nation, nous apparaît comme une forme politique beaucoup plus fondamentale. Il a fallu des événements traumatisants pour faire disparaître des royautés, que ce soit en France, en Allemagne, en Italie ou en Espagne républicaine.
La Turquie doit-elle adhérer à l'Europe ?
On ne peut faire l'Europe sans s'appuyer sur la géographie et l'Histoire. Certes, les frontières géographiques de l'Europe ne sont pas données une fois pour toutes. Mais, si on fait aller l'Europe jusqu'à l'Irak, pourquoi ne pas y intégrer le Proche-Orient, l'Afrique du Nord, l'Europe de l'Est au moins jusqu'au Caucase ? La considération géographique laisse une marge aux Européens mais leur montre aussi ce qui serait une absurdité. Quant à l'Histoire, elle permet de faire de l'Europe autre chose qu'un espace de libre-échange. Une communauté culturelle qui vient de loin s'est lentement constituée. L'Europe n'est pas vieille, elle est ancienne. Et l'ancienneté bien utilisée est un atout pour construire un avenir. Evoquer l'Histoire pour promouvoir une Europe culturelle n'est pas revenir à la religion. La Turquie est à maintenir en dehors de l'Europe non pas parce qu'elle est musulmane, laïcisée d'ailleurs, mais parce qu'elle n'est pas européenne. La Bosnie, l'Albanie, musulmanes, sont européennes et feront partie de l'Europe dans un avenir plus ou moins proche.
Vos arguments valent-ils pour la Biélorussie, l'Ukraine et la Russie ?
Oui et non. Il y a quelque chose de semblable mais ces pays ont davantage fait partie de l'Europe. En particulier, la Russie a été partie prenante de ce qu'on a appelé le «concert européen». Je crois qu'ils rejoindront l'Union européenne lors d'une prochaine vague. Il y a un rythme européen dans l'Histoire. Ce rythme, c'est l'entrée par vagues dans un même ensemble. Mais ces vagues sont très éloignées les unes des autres. Une première remonte au IVe-Ve siècle, lorsque apparaissent les royaumes anglo-saxons, la France, l'Allemagne. Puis la vague de l'an mille : les pays slaves, les pays scandinaves, la Hongrie. Nous sommes à la veille lointaine d'une nouvelle vague qui verra entrer cette Europe de l'Est lointaine.
La construction communautaire actuelle n'est donc que la continuité historique d'une Europe qui se cherche depuis 1500 ans ?
En partie. Les grands événements historiques obéissent à la même logique que l'on peut résumer d'une façon simple : continuité et changement. C'est aussi une condition de succès. S'il n'y a pas continuité, on échoue. S'il n'y a pas changement, on meurt à petit feu.
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