SCAF: Aux racines de l'incompréhension
- Christophe Carreau
- il y a 2 jours
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Dernière mise à jour : il y a 13 minutes

Le SCAF, symptôme d’un malaise plus profond
Le programme SCAF (Système de Combat Aérien du Futur), lancé par la France et l’Allemagne en 2017 avant d’être rejoint par l’Espagne, devait incarner la nouvelle ère de l’industrie européenne de la défense. Un “Airbus du combat aérien”, capable de concurrencer les États-Unis et de garantir à l’Europe, en particulier à la France et à l’Allemagne, une souveraineté stratégique.
Huit ans plus tard, les retards, les tensions et les paralysies internes ont transformé cette ambition en un cas d’école des difficultés du continent à bâtir une base industrielle commune.
Le SCAF n’est pas seulement une querelle franco-allemande entre Dassault et Airbus. Il révèle les limites des méthodes industrielles nationales, les divergences entre États européens, la difficulté à articuler souveraineté et coopération, ainsi que l’absence d’une architecture politique supranationale capable d’arbitrer les choix stratégiques.
Il met au jour un paradoxe qui pourrait être létal pour les Etats Européen: au moment même où les menaces extérieures s’accroissent — Russie de Poutine, incertitude américaine avec un Trump potentiellement hostile à l’autonomie européenne — l’Europe est encore incapable de fabriquer une défense intégrée.
Cet article explore les causes de cette difficulté : choc des cultures industrielles, méthodes de gestion incompatibles, souverainetés jalousement gardées, différences profondes dans les traditions administratives et politiques, et absence d’une autorité supranationale capable de fixer une ligne stratégique. Le SCAF n’est qu’un révélateur d’une question plus large : peut-on construire une industrie européenne de défense sans construire, en parallèle, une Europe politique ?
Les causes industrielles du blocage : cultures, méthodes et souverainetés
Des industriels avec des cultures inconciliables ?
Au cœur du conflit se trouve la rivalité entre Dassault Aviation et Airbus Defence & Space. Les deux groupes représentent deux cultures industrielles diamétralement opposées :
Dassault: maison d’ingénieurs, culture du secret, intégration verticale, cycles rapides, hiérarchie forte, direction technique resserrée. L’entreprise revendique une “compétence étendue”, héritée de décennies de programmes complets (Mirage, Rafale), et considère naturel qu’elle pilote l’architecture du futur avion.
Airbus : géant multinational, structure matricielle, poids de la gouvernance, culture du compromis, processus normatif plus lourd. Airbus estime légitime sa revendication à partager ou diriger certains piliers du programme, au nom de sa taille, de son poids économique et de la volonté allemande d’équilibrer les rôles, en fonction de sa contribution financière.
La compatibilité entre ces deux univers reste limitée. Dassault voit dans Airbus un bureaucrate industriel incapable de produire un avion de combat avec la maîtrise requises ; Airbus voit dans Dassault un “industriel national” voulant imposer sa loi à un programme financé par trois États.
Cette opposition est plus culturelle que technique — et elle pèse lourdement.
Des méthodes de gestion des grands programmes opposées
La France a une longue tradition de programmes étatiques centralisés (Rafale, Leclerc, SNLE), pilotés par une DGA capable d’arbitrer et de trancher rapidement. L’Allemagne, au contraire, privilégie les équilibres industriels, la représentation fédérale et la protection des emplois régionaux.
La souveraineté nationale, tabou ultime de la défense
Un avion de combat n’est pas un produit industriel comme un autre. C’est un instrument de souveraineté, ce qu’aucun État n’abandonne volontiers.
Au-delà des méthodes, la défense touche au cœur de la souveraineté. Les États refusent de partager les technologies critiques, les codes sources, les règles d’exportation ou la souveraineté d’emploi. Le résultat est un triangle de tensions structurelles :
• Dassault défend sa compétence technique et son autonomie
• Airbus défend la logique du partage équitable européenne
• les États défendent leur souveraineté nationale.
L’exemple du spatial : l’ESA et la Commission comme modèles possibles mais insuffisants
Le SCAF n’est pas le premier domaine où les Européens hésitent entre coopération et souveraineté. Le secteur spatial offre un contraste éclairant.
L’ESA : le principe de “retour industriel”
L’Agence spatiale européenne applique depuis sa création un mécanisme simple : chaque pays récupère dans l’industrie ce qu’il a versé au budget, proportionnellement à sa contribution.
Les avantages sont l’acceptabilité politique, le maintien d’écosystèmes nationaux, la préservation des compétences nationales. Mais les inconvénients sont la fragmentation, la duplication et complexité de gouvernance.
Mais l’ESA fonctionne, malgré tout. Ariane existe, Copernicus existe, les missions scientifiques prospèrent.
La Commission européenne : appels d’offres ouverts à la concurrence
Pour Galileo, IRIS ou d’autres programmes, la Commission ne pratique pas le retour industriel garanti. Elle favorise la concurrence ouverte, ce qui permet une efficacité budgétaire, une logique industrielle plus intégrée, un leadership d’entreprises pan-européennes.
Mais cette absence de garantie fait peur aux États, qui craignent de voir leurs industriels marginalisés.
Le dilemme : efficacité européenne ou équilibre national ?
Ces deux modèles — le compromis ESA et l’intégration compétitive de la Commission — sont les seules structures opérationnelles existantes à l’échelle européenne. Faute d’autorité politique suprême, l’Europe oscille en permanence entre ces deux logiques, sans jamais parvenir à les dépasser.
Le SCAF hérite exactement de cette ambivalence : il voudrait l’efficacité technique d’un leadership clair, mais doit s’accommoder d’un système où chaque État exige sa part équivalente du programme, à la hauteur de sa contribution financière.
Dassault entre légitimité technique et limites financières
Le français Dassault invoque sa “compétence étendue” pour demander la direction du programme SCAF. Cet argument est indéniable d’un point de vue technique : Dassault est probablement le seul constructeur européen maîtrisant l’ensemble de la chaîne d’un avion de combat moderne, du design à l’intégration des logiciels critiques.
En poussant l’État français à financer seul un avion de 6ᵉ génération en cas d’échec du SCAF, Dassault joue une stratégie bien comprise : obtenir un budget colossal, comparable aux “programmes sanctuarisés” comme le nucléaire, éliminer les concurrents européens dans la conception, garantir sa position dominante pour 40 ans.
Mais cette légitimité technique se heurte à une contrainte implacable : la France ne peut plus, seule, financer les 80 à 100 milliards d’euros nécessaires à un système (qui comprend l’avion, mais aussi le réseau et les « effecteurs », missiles de croisière, drones de combat et drones bombardiers) de 6ᵉ génération. L’espoir de Dassault de voir l’État financer un “Rafale NG” en cas d’échec du SCAF révèle une tentation d’un retour au modèle national sanctuarisé, comparable aux budgets du nucléaire militaire, mais incompatible avec les réalités stratégiques actuelles.
Une telle stratégie isolerait Paris une fois de plus en Europe, affaiblirait la construction industrielle européenne, et laisserait à l’Allemagne la possibilité de se tourner vers le programme GCAP (Global Programme Air Combat) mené par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon, créant une fragmentation supplémentaire entre la France et le reste du continent, préjudiciable dans l’avenir proche.
Face à la Russie de Poutine et à la perte du puissant allié historique américain, aucun pays européen ne peut prétendre s’en sortir seul. L’enjeu dépasse donc l’industrie : il touche à la survie stratégique de l’Europe.
Le précédent français : les restructurations nationales comme modèle européen inachevé
Avant de demander aux autres États de fusionner leurs industries, il est bon de se rappeler que la France a elle-même dû passer par de profondes restructurations dans les années 1960 à 1990.
Les grandes fusions françaises
• 1970 : Création d’Aérospatiale → fusion de Nord Aviation, Sud Aviation et la SEREB.
• 1970–1980 : montée en puissance de Snecma dans la motorisation.
• 1990 : Naissance d’Airbus en tant qu’entreprise intégrée, après abandon des structures intergouvernementales.
• 2005 : Fusion Snecma + Sagem → Safran.
• 2000–2014 : Transformation d’EADS en Airbus Group, intégration progressive des divisions nationales.
Chaque fois, la France a dû faire ce que l’Europe n’a pas encore réussi à faire : fusionner des entités régionales, harmoniser les méthodes, simplifier la gouvernance et accepter de perdre une part de souveraineté locale.
Sommes-nous arrivés aux limites frontalières des États ?
La réponse semble évidente : oui. Les programmes de 6ᵉ génération, les satellites militaires de nouvelle génération, les systèmes antimissiles européens ou les constellations souveraines dépassent désormais les capacités financières et industrielles d’un État seul, ou de deux ou trois États seulement, ou d’un consortium d’industriels jaloux de leurs prérogatives.
Ce qui a été fait au niveau régional en France dans les années 1970–1990 doit être fait au niveau européen aujourd’hui. Sans cela, l’Europe sera condamnée à acheter américain.
Le problème central : l’absence d’une Europe politique supranationale
Une industrie de défense exige un commandement politique clair
Toutes les difficultés précédemment décrites convergent vers un point unique : l’absence d’une autorité politique capable d’agir comme un “Pentagone européen”. Les États-Unis, face à Lockheed, Boeing ou Northrop, disposent d’un commandement politique, financier et stratégique unique. L’Europe, face à Airbus, Dassault ou Leonardo, n’a que des souverainetés nationales jalouses les unes des autres, incapables de trancher en défaveur de leurs champions nationaux.
Tant qu’il n’existera pas un véritable pouvoir exécutif européen pour définir les besoins, décider des priorités, attribuer les budgets, arbitrer entre industriels, aucune Europe industrielle de la défense ne pourra réellement émerger.
L’idéal oublié : les “États-Unis d’Europe“
Les Pères fondateurs (Schuman, Spinelli, Monnet) avaient compris qu’une défense commune impliquait un pouvoir politique commun. La Communauté de Défense Européenne (CDE), rejetée en 1954, a scellé le destin d’une Europe fragmentée en matière militaire.
Aujourd’hui encore, sans un pouvoir supranational comparable au Département de la Défense américain, l’industrie européenne de la défense restera un archipel de rivalités nationales.
L’Europe: la seule issue possible
En l’absence d’une autorité politique supranationale, l’Europe ne peut fonctionner que selon des logiques de coopération intergouvernementale du type Airbus, ESA, ou consortiums équilibrés. Et c’est précisément là que se trouve la limite structurelle de la construction européenne dans l’industrie de défense.
Sans Europe politique, pas de programme “à la française”
En l’absence d’une véritable autorité politique supranationale en Europe, capable de définir une volonté stratégique claire avant d’attribuer les budgets correspondants, il est effectivement impossible pour les États membres de mener ensemble un programme de défense selon le modèle “à la française”.
Un tel modèle suppose une structure de décision unifiée, un pilotage technique centralisé, un industriel chef de file désigné, ainsi qu’un État capable d’arbitrer rapidement entre les acteurs et d’imposer des choix. C’est ce que la France fait traditionnellement à travers la DGA : elle définit les besoins, fixe les priorités, sélectionne l’architecte industriel et garantit un financement cohérent sur plusieurs décennies.
Ce modèle n’existe nulle part ailleurs en Europe. Il suppose un État fort, homogène et souverain.
L’Union européenne ne dispose pas de ce type d’autorité — ni juridique, ni budgétaire, ni politique. Rien de tout cela n’existe aujourd’hui au niveau européen, que ce soit une addition de vingt-sept souverainetés ou seulement de 3 souverainetés avec le programme SCAF, chacune jalouse de ses compétences régaliennes.
Dans l’Europe actuelle, aucun programme ne pourra reproduire le modèle français.
L’unique modèle possible devient un modèle “à l’européenne” : Airbus/ESA
Dans ce contexte, l’Europe ne peut fonctionner que selon des logiques de coopération intergouvernementale, c’est-à-dire en adoptant des modèles comparables à ceux d’Airbus ou de l’ESA. Ce sont les deux seules architectures institutionnelles que les Européens ont su mettre en place pour surmonter l’absence d’un pouvoir politique unifié. Le “modèle Airbus” est celui d’une intégration industrielle progressive : les entreprises nationales finissent par fusionner ou par s’intégrer au sein d’une structure unique, dotée d’une gouvernance partagée. Cette méthode a permis de construire l’avionneur commercial le plus performant du monde, précisément parce que les États ont peu à peu accepté d’abandonner une partie de leur souveraineté industrielle.
Malheureusement, ce modèle montre ses limites dès qu’il s’applique aux programmes militaires. Les États refusent en effet de fusionner les éléments sensibles de leur souveraineté. Là où l’aviation civile pouvait être rationalisée sur des bases industrielles, la défense reste intrinsèquement liée au pouvoir régalien, ce qui empêche la création d’un véritable “Airbus de l’armement”.
Reste alors le “modèle ESA”, fondé sur le principe du retour géographique garanti. Dans ce système, chaque État récupère, sous forme de contrats industriels, une proportion de valeur équivalente à sa contribution financière. Cette méthode permet de concilier coopération et préservation des écosystèmes nationaux, mais elle produit mécaniquement des programmes plus lourds, plus fragmentés et plus lents. L’ESA fonctionne parce qu’elle intervient dans un domaine où la souveraineté militaire est moins directe ; mais appliquer ce modèle aux programmes d’armement revient à accepter encore davantage de compromis, là où la robustesse technique exigerait au contraire des choix fermes.
En réalité, les programmes européens de défense comme le SCAF se retrouvent prisonniers d’un entre-deux structurel : ils ne peuvent ni adopter la méthode française, faute d’un État européen doté d’un pouvoir exécutif fort, ni s’appuyer entièrement sur l’intégration industrielle à la manière d’Airbus, car les États refusent d’abandonner leur souveraineté militaire. Ils retombent donc fatalement dans le schéma ESA, fait de compromis laborieux, de négociations permanentes et de lourdeurs institutionnelles.
Un clivage plus profond : les modèles culturels européens face au changement
Structure étatique contre décentralisation et culture du compromis
À ce stade de l’analyse, il est essentiel d’introduire un élément rarement abordé mais déterminant : la différence culturelle profonde qui oppose, d’un côté, le modèle français, et de l’autre, les modèles nordiques et germaniques.
La France incarne un modèle étatique unique en Europe : centralisé, vertical, unitaire, héritier de la monarchie administrative et consolidé par tous les régimes successifs qui y virent leur survie, y compris et surtout la République. C’est un État qui pense le changement comme une rupture, et souvent comme une menace. Ce modèle valorise la continuité, la stabilité, la protection. Historiquement, il est lié à une culture administrative et intellectuelle façonnée par des siècles d’unification nationale, et à l’héritage du catholicisme valorisant l’unité et la hiérarchie.
À l’inverse, les pays nordiques, les Pays-Bas, l’Allemagne ou la Suisse reposent sur des structures politiques plus décentralisées, un rapport plus pragmatique à la règle, une culture du compromis, une tolérance à la diversité institutionnelle et une plus grande confiance dans les niveaux locaux. Ces pays se montrent généralement plus ouverts au changement, plus rapides dans l’adaptation, et plus enclins à intégrer l’innovation dans leurs processus administratifs.
La France à la fin d’un cycle
À l’heure où l’intelligence artificielle, la numérisation et les ruptures technologiques s’accélèrent, ces cultures politiques plus flexibles semblent mieux armées pour naviguer dans un monde en mutation rapide. La France est-elle dépassée ou condamnée? Elle arrive probablement à la fin d’un cycle historique : son modèle centralisé, qui fut un atout puissant aux XIXᵉ et XXᵉ siècles, devient moins adapté aux défis actuels.
L’enjeu n’est donc pas la “fin de la France”, mais la fin du “modèle à la française” comme référence européenne. La transformation pourra se faire de deux manières : soit par adaptation interne, une réinvention de l’État central, soit par un transfert partiel de souveraineté vers l’Europe, ce qui semble inévitable.
La question douloureuse du futur du modèle français est inséparable de la question du futur de la construction européenne.
Conclusion : sans Europe politique, l’Europe industrielle sera structurellement inachevée
Le SCAF échoue parce qu’un élément fondamental manque : une Europe politique capable de décider, de trancher et de conduire.
Tant que l’Union restera une juxtaposition d’États aux cultures politiques différentes, aux méthodes industrielles incompatibles et aux souverainetés jalousement protégées, elle ne pourra produire que des programmes basés sur le compromis, jamais sur la cohérence stratégique. Ce constat criant s’applique à la France et à l’Allemagne qui n’arrivent pas à s’adapter mutuellement.
L’avenir de la défense européenne dépend donc d’un choix clair : soit franchir enfin le cap politique que les Pères fondateurs avaient envisagé, soit accepter de rester une puissance industrielle fragmentée.
La France, qui arrive à la fin d’un cycle historique de centralisation et du rejet du compromis, devra inévitablement choisir résolument sa voie : refonder son modèle et sa société, tout en contribuer activement à l’émergence d’une Europe politique qui, seule, permettra de mener les programmes industriels du futur.

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